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Le discours de légitimation des Flaviens dans les Vies de Vespasien et Titus

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Pendant les recherches que j’ai menées pour ma thèse, je n’ai pas inclus dans mon corpus les trois biographies des empereurs flaviens (Vespasien et ses deux fils, Titus et Domitien), parce que les Histoires de Tacite s’arrêtent au tout début de leur dynastie (alors qu’on sait qu’il était allé jusqu’à la mort de Domitien). L’avantage, c’est que mon brainstorming sur les Julio-Claudiens me permet maintenant de voir de nouveaux aspects dans les récits qui concernent les Flaviens, en particulier la façon dont ils ont essayé de légitimer leur arrivée au pouvoir.

Quand j’ai commencé à m’intéresser à la façon dont les stratégies de légitimation familiale apparaissaient dans mon corpus, les Flaviens me paraissaient moins soucieux de se rattacher à la figure d’Auguste et assumer plutôt bien leurs origines modestes. C’était assez futé : ne pas chercher à cacher ce que tout le monde savait déjà. En réalité, c’est (évidemment) un peu plus complexe que ça.

L’homme que personne n’attendait

Vespasien avait un vrai problème de ce côté-là, car il n’a pas de lien avec les Julio-Claudiens, que ce soit par le sang ou par des anecdotes : on rapportait par exemple qu’Auguste aurait prédit un jour l’Empire à Galba (cf. Suet., Gal., 4.2).

En outre, sa famille n’est pas d’origine aristocratique : le premier ancêtre qu’évoque Suétone est un centurion, peut-être engagé à nouveau après avoir obtenu son congé, et on racontait qu’avant lui, son père était chargé de recruter des ouvriers agricoles en Ombrie (Suétone nie avoir trouvé trace de quoi que ce soit de ce genre, malgré des recherches minutieuses : cf. Suet., Vesp., 1.8). À titre de comparaison, Galba, le successeur de Néron, possédait tant d’ancêtres illustres que Suétone déclare dès le début qu’il va en faire une sélection, sinon sa présentation serait trop longue (cf. Suet., Gal., 3.1). La famille de Vespasien est ainsi au départ si peu susceptible d’accéder à l’Empire que, à sa naissance, lorsqu’un haruspice lui prédit un destin impérial, sa grand-mère éclate de rire et plaisante sur l’état mental de son fils (cf. Suet., Vesp., 4.3).

Enfin, au sein même de sa fratrie, il n’est que le cadet et son aîné, Sabinus, est si brillant que, par peur de la comparaison, il refusera longtemps de faire une carrière politique (cf. Suet., Vesp., 2.3). Tacite, en faisant sa notice nécrologique, déclarera que, pour tout le monde, il ne faisait aucun doute que Sabinus, qui était préfet de la Ville au moment de sa mort, le plus illustre membre de cette famille (cf. Tac., Hist., 3.75.1).

Vespasien n’est donc pas un homme qui s’est immédiatement signalé comme capax imperii, à la hauteur de l’Empire.

« Oui, ma famille n’est pas prestigieuse, mais quand même »

La Vie de Vespasien permet de voir comment ces handicaps de départ ont été compensés dans le discours produit autour de cet empereur. L’absence d’ancêtres illustres est ainsi revendiquée et Vespasien va jusqu’à se moquer de courtisans qui pensent le flatter en prétendant qu’il descendait d’un compagnon d’Hercule (cf. Suet., Vesp., 12.1-2). Le plus important était manifestement d’être Romain de pure souche, car le texte souligne qu’on démontra très vite que sa femme, Flavia Domitilla, qui était la favorite (sans doute affranchie) d’origine latine d’un chevalier romain, était en réalité de naissance libre et même fille d’un citoyen (cf. Suet., Vesp., 3.1).

L’ombre que son frère projetait sur lui est occultée d’une autre façon, en l’intégrant dans le thème plus vaste de « l’empereur malgré lui », c’est-à-dire de l’empereur qui le devient non parce qu’il en a le désir, mais parce que tout le monde le pousse à l’être. C’est un motif ancien, qu’on retrouve dès Tibère, qui, à la mort d’Auguste, a fait mine de refuser de prendre sa suite. Il est illustré à propos de Vespasien par le fait que les soldats sont présentés comme le saluant spontanément empereur et Suétone l’accentue en ouvrant ce paragraphe-là par l’affirmation qu’il ne commença à y penser que lorsque même des inconnus (en l’occurrence, les légions de Mésie, qui refusaient de prêter serment à Vitellius) se mirent, en son absence, à invoquer son nom (cf. Suet., Vesp., 6.1). Il est aussi possible que certains auteurs aient joué sur le thème d’une prévisible lutte fratricide, évitée par la mort opportune de Sabinus(1), car on en trouve trace chez Tacite (cf. Tac., Hist., 3.75.1-2), même s’il est plutôt lié à Mucien, bras droit de Vespasien, qui l’avait envoyé à Rome avant lui.

Des présages en pagaille

Mais ce qui est surtout développé, c’est la partie « prédestination ».

Les mentions de présages font partie du matériau traditionnel de l’historiographie romaine, qui se composait vraisemblablement, au départ, de listes d’événements notables survenus dans l’année. Avec le développement d’une historiographie « narrative », ils ne sont plus cités en soi et servent principalement à dramatiser le récit, soit pour souligner l’importance de ce qui est en train de se passer, soit pour annoncer un événement à venir. Suétone commence ainsi la Vie de Galba par un long paragraphe sur les présages signifiant la fin des Julio-Claudiens (cf. Suet., Gal., 1.1-4).

Cette section est encore plus longue à propos de Vespasien. Outre la fameuse prédiction qu’un jour un roi apparaîtrait en Orient, que les Juifs comprirent comme une allusion au Messie et les Romains, rétrospectivement, à l’avènement de Vespasien(2), Suétone n’évoque pas moins de douze présages annonçant son arrivée au pouvoir impérial (cf. Suet., Vesp., 5.1-10), dont un sur la croissance particulière d’un arbre dans la propriété familiale (cf. Suet., Vesp., 5.2), qui a un quasi correspondant du côté julio-claudien (cf. Suet., Gal., 1.2-3), la croissance ou le déclin de l’arbre ou de ses branches reflétant la prospérité ou le déclin de la famille. À cela s’ajoutent les événements d’Alexandrie : en route pour Rome, Vespasien rencontre une apparition dans le temple de Sérapis (cf. Suet., Vesp., 7.2-3 et Tac., Hist., 4.82.1-2) et « guérit » miraculeusement, en les touchant, la cécité et la claudication de deux hommes (cf. Suet., Vesp., 7.5-6 et Tac., Hist., 4.81.1-3).

Le discours promu par les Flaviens pour légitimer leur arrivée au pouvoir est donc parfaitement clair : « certes, nous ne sommes pas des aristocrates, mais nous n’avons pas à en rougir et c’est le destin qui a voulu que nous prenions la suite des Julio-Claudiens ». Suétone déclare ainsi, juste avant son récit du double miracle : Auctoritas et quasi maiestas quaedam, ut scilicet inopinato et adhuc nouo, principi deerat ; haec quoque accessit…, « Il manquait au prince du prestige et, pour ainsi dire, de la majesté, puisqu’il l’était devenu à l’improviste et encore récemment ; voici aussi ce qui lui en ajouta… » (Suet., Vesp., 7.4).

Le fils de son père, mais pas uniquement

Après un tel « tir de barrage », on pourrait penser que la dynastie était suffisamment installée pour passer à autre chose. Il n’en était manifestement rien, car un discours de légitimation se déploie aussi autour de Titus, le fils aîné de Vespasien, à qui il succèdera en 79. Un des indices que la transmission du pouvoir n’a pas été si évidente est que le décès de son père est complètement passé sous silence, alors que la mort de leur prédécesseur est normalement une scène-clé de toutes les biographies d’empereur : à la place, Suétone insiste sur son association au pouvoir dès son retour de Palestine et passe sans mot dire d’un règne à l’autre (cf. Suet., Tit., 6.1 et sqq.).

On retrouve dès lors, pour Titus, l’intégralité des procédés de légitimation présents dans les biographies précédentes.

Le premier est bien sûr le recours aux présages : dans sa jeunesse, un physionomiste, c’est-à-dire un homme prédisant l’avenir des gens à partir de leur physionomie, déclare qu’il sera empereur (cf. Suet., Tit., 2.2) ; puis, alors qu’il est parti de Palestine pour Rome afin de féliciter Galba à la place de son père, retenu par la guerre contre les Juifs, et finit par faire demi-tour à l’annonce du coup d’État d’Othon, il s’arrête à Paphos, où l’oracle lui dit qu’il peut aspirer à l’Empire (cf. Suet., Tit., 5.2 et Tac., Hist., 2.4.1-2).

Cette prédiction vient renforcer un autre moyen de légitimation : l’affirmation que, à son départ pour la Ville, tout le monde est persuadé qu’en le voyant, Galba ne pourra qu’en faire son héritier (cf. Suet., Tit., 5.1 et Tac., Hist., 2.1.1-2) – même espoir qu’Othon, qui, dans sa déception, choisira une voie différente. Ce discours-là sert à établir une sorte de filiation avec Galba, dont la légitimité impériale était beaucoup mieux établie, en supposant que Titus serait assurément devenu son fils adoptif s’il était arrivé à Rome à temps.

Mais le discours flavien ne s’en tient pas là et c’est là que l’on voit que l’absence de lien avec les Julio-Claudiens continuait malgré tout à poser problème. En effet, la façon dont la jeunesse de Titus est relatée en fait, littéralement, un double de Britannicus, le fils de Claude :

educatus in aula cum Britannico simul ac paribus disciplinis et apud eosdem magistros institutus. Quo quidem tempore aiunt metoposcopum, a Narcisso Claudi liberto adhibitum ut Britannicum inspiceret, constantissime affirmasse illum quidem nullo modo, ceterum Titum, qui tunc prope adstabat, utique imperaturum. Erant autem adeo familiares ut de potione qua Britannicus hausta periit Titus quoque, iuxta cubans, gustasse credatur grauique morbo adflictatus diu. Quorum omnium mox memor statuam ei auream in Palatio posuit et alteram ex ebore equestrem, quae circensi pompa hodieque praefertur, dedicauit prosecutusque est.

« il fut éduqué à la cour avec Britannicus, en même temps qu’il recevait la même instruction et avec les mêmes maîtres. On dit même qu’à cette époque, alors que Narcisse, un affranchi de Claude, avait fait venir un physionomiste pour examiner Britannicus, il avait affirmé avec la plus grande constance que Britannicus, assurément, ne règnerait en aucune manière, mais que Titus, qui se trouvait alors à côté de lui, oui, un jour. Par ailleurs, ils étaient si proches que, à ce qu’on croit, Titus, qui était assis près de Britannicus, goûta la potion qui le tua après qu’il l’eut ingérée, et en fut longtemps gravement malade. Se souvenant plus tard de tout cela, il lui fit édifier une statue en or sur le Palatin et lui en dédia une autre, en ivoire, de type équestre, qu’on promène aujourd’hui encore dans la procession du cirque, et lui rendit des honneurs. » (Suet., Tit., 2.1-4)

Selon ce texte, Titus a 1) grandi à la cour impériale avec Britannicus, 2) profité de la même éducation, 3) suivi les leçons des mêmes maîtres, 4) reçu une prédiction d’Empire à sa place, 5) failli mourir d’empoisonnement en même temps que lui. Les deux jeunes gens ne sont pas interchangeables, mais presque, et on comprend pourquoi Titus a mis ce point en avant avec une dévotion ostensible à la mémoire du fils du Claude, dont le temple, laissé inachevé par Néron, fut d’ailleurs achevé par Vespasien.

Les Flaviens assumaient donc sans problème leurs origines obscures, mais pas complètement quand même.

Notes :

(1) Après la défaite des troupes de Vitellius contre celles des flaviens, dans le Nord de l’Italie, Sabinus tenta de s’emparer de Rome avec les fidèles qui y étaient restés avec lui. Ce fut un échec et Vitellius laissa la foule le lyncher.

(2) Cf. Jos., Bell. Jud., VI, 5 et Suet., Vesp., 4.9-10.

 


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